Le Temps suit son cours. Inexorablement. Bien que nous continuions à la penser comme une succession d’époques distinctes, étalées le long d’une frise chronologique, l’Histoire est bien davantage un tuilage imparfait. Un métissage surprenant d’usages, de coutumes et de traditions qui glissent lentement les unes sur les autres, et muent selon un rythme discordant. La marche du progrès n’est pas immédiate. Elle demande une adaptation, un chevauchement, avant de compléter sa métamorphose. Un instant suspendu où le monde fait sa chrysalide.
Si ce changement est source d’amélioration des conditions d’existences pour certains, voire de renouveau pour ceux qui ont su tirer profit des mutations du siècle, d’autres vivent cela comme un cataclysme. La transition est alors une explosion des repères, un chambardement cosmique qui annihile les rêves, les idéaux et les imaginaires. Un ratatinement de l’espace des possibles que présente admirablement Red Dead Redemption 2 au travers de sa galerie de personnages. Une bande de hors-la-loi sublimes, certes, mais bien davantage un clan de hors-le-siècle, qui ne trouvent plus leur place dans la révolution qui s’accélère et qui menace de les rattraper.
La mort à deux visages
Nous rencontrons la bande de Dutch Van Der Linde en bien mauvaise posture. Sortis d’un braquage qui a dramatiquement foiré dans la ville de Blackwater, les camarades d’infortunes sont en cavale et tentent désespérément de se faire oublier. Recherchés dans deux États américains pour leurs faits d’armes et pour les multiples larcins qu’ils ont commis au fil des années, ils taillent la route vers l’Ouest. Ce mythique Ouest américain qui a fait rêver tant d’êtres en quête de liberté et de fortune avant eux. Ils tournent leurs regards vers ces lendemains qui chantent et portent en eux l’espoir d’une vie libre, en marge de la civilisation qui gronde et qui asservit les hommes au nom du capitalisme naissant. Ce sont des idéalistes, de belles âmes qui s’exclament : « Réaliste ? Comme j’exècre ce mot ! Où est l’imaginaire dans tout cela ? ».
Mais en cette fin de XIXème siècle, qu’ils se nomment Dutch, Arthur, Charles ou Javier, tous font face à une Amérique qui a soudainement changée sans eux. Une Amérique qui s’est structurée, organisée et fortifiée à grande vitesse pour verrouiller le contrôle de ses terres spoliées à leur peuple originel. Un pays où la liberté qu’ils ont connue est encadrée par des lois, où les grands espaces sauvages ont été colonisés, où les peuples autochtones sont ghettoïsés. Ainsi, dans leur fuite devant la traque menée par l’agence de sécurité privée Pinkerton, la bande de Dutch tente non seulement d’échapper à la mort concrète par pendaison, mais aussi à la mort symbolique par marginalisation. Car ils font partie des derniers représentants d’une époque révolue. Une époque honteuse dont le Gouvernement entend bien se débarrasser rapidement pour réécrire un roman national glorieux, délesté de ses fondations sanglantes.
Broyés par les rouages du progrès
Par dessus l’épaule d’Arthur, nous l’observons rencontrer ses semblables. La grande famille des infortunés, des oubliés du progrès, la chair à canon de la machine industrielle. Son coeur fait écho à celui des prostituées, des vétérans estropiés, des esclaves noirs, des immigrés en quête de mieux, des prêtres miséreux, des améridiens que l’on déplace au gré des forages pétroliers. Et si nous restons libres de venir ou non en aide à ces frères humains, le choix n’est qu’illusoire. Car il symbolise uniquement l’acception ou le rejet de sa condition par Arthur. Nous, comme lui, pouvons bien nous bercer d’illusions, jouer les mercenaires, nous habiller richement, gagner une fortune colossale aux jeux d’argent. Quoi que nous fassions, quel que soit le chemin, le destin est scellé et le Changement surviendra. Arthur n’est pas l’enfant de ce siècle, et tous les artifices du monde ne sauraient grimer la sincérité de son être.
Les rouages du Temps ne mentent pas et ne font pas d’états d’âme. L’époque se mue fatalement. Outre les lois sécuritaires et l’arsenal répressif massivement déployé, les progrès techniques transmutent le quotidien et rapetissent le monde. Nul ne va plus à cheval, mais en calèche, en voiture, en train ou même en montgolfière. Les Hommes ne dominent plus leur moyen de transport, ils l’habitent le temps d’un trajet de plus en plus rapide. Partout l’électricité se déploie, changeant le paradigme des communications. Si le télégraphe s’est implanté depuis une trentaine d’année, son usage s’est largement généralisé. De plus, l’invention récente du téléphone tend à réduire le délai de communication entre deux interlocuteurs distants de plusieurs centaines de kilomètres… Une magnifique épine dans le pied pour qui passe sa vie à courir d’un État à l’autre pour faire peau neuve.
Has Been
Dans un ultime éclat de lucidité conservatrice, Dutch hurle à la face du monde :« Ma vie entière, j’ai lutté contre le Changement. C’était inutile, je le vois maintenant. ». Ces mots prophétisent le schisme à venir entre l’Homme d’hier et l’Homme de demain. Entre celui qui vit et celui qui meurt idéalement. Entrer dans le XXème siècle, c’est accepter d’enfiler les bottes d’un nouveau parangon, de faire mourir l’archétype archaïque de la virilité masculine pour embrasser celui de l’Homme protecteur, du chef de famille attentif et raisonnable. Au risque de vous spoiler la fin du jeu – ne lisez pas les lignes qui vont suivre si vous souhaitez conserver l’émerveillement de la découverte – je me dois d’évoquer la mort d’Arthur et la transition opérée avec un John Marston en repentance pour ces années d’errance.
Je pense que lorsque Arthur meure, ce n’est pas simplement notre personnage qui s’éteint, mais davantage une certaine idée de l’homme. Arthur n’aura pas particulièrement brillé par ses actes au cours de son existence, et n’aura pas réussi sa vie sentimentale en raison de ses choix discutables. Il aura incarné l’homme bourru, viril, fidèle à son clan, à sa déformation de l’intégrité, et n’aura pas su se transformer à temps en s’ouvrant aux autres. En particulier à son amour de toujours. Son échec est entièrement dû à son incapacité à opérer une transition vers plus d’humanité, de compassion et d’amour pour son prochain. Erreur que ne fera pas John Marston face à la même situation : changer de cap ou risquer de tout perdre. Si les débuts sont difficiles, John est prêt à laisser tomber le masque et va jusqu’à ravaler sa fierté pour emprunter de l’argent à la banque qu’il avait participé à braquer quelques années plus tôt. Il rentre dans ce système qu’il déteste par amour. Il révise son code de l’honneur et choisit une vie responsable, faite de concessions pour ne pas se faire dévorer par le siècle, pour ne pas vivre en paria, dans le déshonneur et la marginalité brutale que Dutch n’a pas su abandonner.
Par bien des aspects, Red Dead Redemption 2 nous donne à explorer la transition entre deux Âges de l’Humanité. Il nous permet de vivre les premiers temps de la révolution industrielle et l’émergence du capitalisme enfiévré qui bouleversera bientôt l’ordre du monde. Un changement qui se veut progressiste, mais dont Rockstar aime à défaire les coutures. Il en résulte un message incisif sur une Amérique dont les fondations reposent sur la violence, l’esclavage, la spoliation et le rejet de l’autre, mais qui se présente comme une terre d’accueil et de réussite individuelle. Le jeu s’achève sur la mutation du personnage-joueur, qui efface sa masculinité toxique et viriliste pour épouser une incarnation de l’homme protecteur et bon père de famille.
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