Shadow of The Colossus : Wander au pays des Géants, partie 1

Il en va de Shadow of the Colossus comme d’un roman-fleuve, nourri de bien des affluents et riche d’embouchures interprétatives. Le projet est fascinant, aussi bien par son envergure technologique, que par sa force d’évocation mythologique et sociétale. A l’instar de notre avatar, nous ne pénétrons pas dans les Terres Interdites impunément. Le prix à payer est celui de l’éternité. Une éternité à retourner cet objet artistique dans tous les sens, à tirer une information de la moindre de ses failles, à chérir ses possibles, à honnir ses folles espérances, sans jamais pouvoir le reposer pour de bon. Shadow of the Colossus est une obsession que j’entretiens depuis vingt ans. Eveillons-nous dans les Terres Interdites et tentons de les analyser dans leurs moindres détails. Une tâche titanesque, voire colossale, qui nous demandera bien entendu plusieurs épisodes, qui, je l’espère, vous passionneront !

Le Sanctuaire du Culte

Les premières notes du Prologue retentissent. Une harpe que l’on pince, un orgue qui résonne. Des sonorités orientales mêlées à un chant liturgique. A l’écran, le cadre suit le vol d’un aigle qui s’élance entre les montagnes. En quelques battements d’ailes, il parvient à la hauteur d’un jeune garçon sur son cheval. Il s’agit de Wander qui chevauche Agro. Le cavalier semble transporter quelque chose devant lui, en travers de sa selle. Le chemin affleure la falaise, rendu quasiment impraticable par l’érosion de la roche au fil du temps. Les paysages défilent, le chemin est long vers sa destination. Sous une pluie battante, Wander arrive devant une porte de pierre impressionnante, ouverte d’une fente en son centre. Il y a là tout juste la place de passer à cheval. Il pénètre dans la vallée qui s’étend devant lui et s’engage sur un pont monumental. J’apprendrai bien des années plus tard qu’il faut huit minutes et trente secondes pour le parcourir à pied. Ce pont, long comme la moitié de la carte du jeu, est notre premier contact avec le gigantisme dans Shadow of the Colossus. Bientôt se dévoile ce qui nous attend au bout du chemin. Une tour immense qui s’élance vers le ciel, un très ancien sanctuaire que la végétation recouvre désormais.

Personne n’est plus venu ici depuis bien des années. Pourtant, la porte s’ouvre mystérieusement à l’arrivée de Wander, dévoilant un escalier circulaire qui s’enfonce si loin que la caméra peine à nous le montrer. Agro descend prudemment, au pas, sans doute inquiet de ce qui dort dans ces profondeurs. Au terme de la descente, nous arrivons au cœur d’une grande salle à la voûte juchée haut, toute ornée d’ogives ainsi que d’un puits de lumière qui chatoie sur le sol. Sa nef est encadrée de statues étranges qui évoquent l’art mésopotamien et renforcent la sensation d’exotisme et d’ancestralité du lieu. Des gargouilles indescriptibles où à la pierre taillée se mêlent des formes animales aux mêmes yeux inquiétants. Dans le transept, Wander descend de son cheval et récupère ce qu’il transportait avec lui. Ou plutôt celle qu’il transportait avec lui. Dans ses bras gît Mono, l’amour de sa jeune vie, qui fut sacrifiée en raison des croyances de son peuple. Wander-Orphée la dépose sur l’autel. Il espère ramener son Eurydice du pays des morts, et que lui importe le prix à payer, pour peu qu’il ne se retourne pas au tout dernier moment.

Wander sait que c’est par l’épée qu’il devra triompher pour sauver l’âme de sa bien aimée. En a-t-il jamais douté ? Lorsqu’il s’est emparé de cette relique sacrée, rejetant par ce geste les coutumes, les légendes et les interdictions qui lui avaient été inculquées depuis l’enfance, ne le savait-il pas ? Lorsqu’il fit route pour ce sanctuaire honni par les sages de son peuple, ignorait-il seulement le destin qu’il embrassait ? Non. À l’évidence, Wander agit en âme et conscience. Il se sacrifie par amour pour racheter le sacrifice rituel de Mono, victime de la peur et des superstitions des siens. Par amour, il offre le monde en pâture à un être si puissant qu’il provoque encore l’effroi dans le cœur des Hommes après des centaines d’années de captivité. Alors, lorsque Wander pose son premier pas sur le sol des Terres Interdites, il ressent toute la puissance de cet acte, il contemple l’absolue dimension symbolique de son geste, et il sait intimement qu’il n’en reviendra jamais. Shadow of the Colossus, c’est avant tout l’histoire du don de soi, d’un amour si puissant qu’il refuse la mort, jusqu’à la confronter dans ses ultimes frontières, et se montre prêt à renverser l’ordre du monde pour parvenir à ses fins. C’est la légende d’Izanagi qui se réécrit et prend un nouveau visage.

Un pacte avec Dormin

A peine Mono déposée sur l’autel, le danger commence à rôder. Des volutes obscures s’échappent du sol, qui se matérialisent en engeances fantomatiques, tordues et griffues. Des silhouettes noires à l’aspect redoutable gardent ce lieu maudit par-delà les siècles. Ces Terres ne sont pas faites pour les vivants. Les morts contrôlent l’accès de leur propre Enfer. Sous la menace, Wander dégaîne son épée du fourreau, qui se met à luire d’un éclat immaculé en reflétant la lumière qui sourd d’une fissure au plafond. Instinctivement, les Ombres reculent, tremblent d’effroi, puis s’évanouissent. Le ciel se voile alors à une prodigieuse allure. Il se couvre bientôt d’insondables ténèbres, qui pourraient engloutir le monde dans son entier. Gronde le tonnerre, zèbrent les éclairs. Une tempête fabuleuse fait rage au dehors. Les murs cyclopéens se mettent à trembler, les vieilles pierres s’effritent, se descellent, s’écroulent. Le monument d’apparence inébranlable vibre tout entier. L’univers a la peur au ventre, mais Wander, lui, reste de marbre. Il ne tremble pas, il ne bouge pas un cil. Le déchaînement des éléments n’ébranle pas la force de sa conviction. Il reste stoïque, maître de son destin et seul artisan de sa destruction à venir.

Soudain, le puits de lumière flamboie d’un éclat surnaturel. Une étrange voix résonne dans tout l’édifice. Une voix dédoublée, un timbre d’homme et de femme mêlé. Une voix sans âge, incarnation organique de l’universalité. La voix de Dormin, un Dieu banni du cœur des Hommes, rejeté en dehors des frontières des vivants, scellé sur ces Terres Interdites dont nul ne doit plus fouler le sol. Il s’exprime dans un anglais shakespearien usé par le Temps, qui n’est plus employé depuis des lustres, ce qui lui confère une aura de relique venue du fond des âges. Par ces atours, Dormin impressionne vivement. Il habille son immatérialité avec un soin méticuleux, se drape dans la spiritualité et joue de chacun de ses charmes pour accroître son envergure titanesque. Dormin est, à sa manière, le colosse le plus impressionnant que nous rencontrerons. Un colosse fait de vent et d’éclairs, d’obscurité et de lumière, de fascination et de rejet. Une divinité totale que les premières esquisses du jeu imaginaient comme l’agrégat de tous les colosses combattus au cours de l’aventure. Rien de moins que cela…

Wander saisit sa chance et formule sa demande à Dormin, comme l’on convoquerait un djinn pour le contraindre à sa volonté. Il ne supplie pas, il n’hésite pas. Il exhorte Dormin à exaucer son souhait : récupérer l’âme errante de Mono pour lui faire réintégrer son corps au plus vite. Son visage est celui d’une détermination sans faille. Il brûle du désir ardent de la réussite et consumera quiconque lui barre la route. Le Dieu banni s’amuse de ce petit être entêté, il rit de ce moucheron qui se donne des airs de contenance. Mais, il voit là l’opportunité qu’il attendait depuis bien des Âges. La colère et la pugnacité de cet être insignifiant pourraient bien lui servir après tout. Dormin se souvient. Malgré ses ruses et malgré le culte organisé dont il fut l’objet, les Hommes d’autrefois se sont retournés contre lui. Ils ont enchainé son esprit sous ce Temple, ont démembré et dispersé son corps en seize morceaux, aux quatre coins de ses Terres. Ils ont inventé des verrous magiques, personnifiés en colosses, pour l’empêcher de retrouver sa puissance d’antan. Après tout, ce moustique possède un dard exceptionnel, une épée légendaire capable de venir à bout de ces créatures. Sans doute sa seule chance de salut avant un très long moment. Alors, soit. Wander sera la clé de sa libération.

Les Terres Interdites

Au sortir du Sanctuaire, Wander respire l’air des Terres Interdites et découvre l’espace infini qui s’ouvre devant ses yeux. Que de mystères et de questionnements en ces lieux ancestraux d’une ampleur spectaculaire. La carte qui se déploie sous ses pas est immense. Certainement l’une des plus impressionnantes parmi celles déployées sur la Playstation 2. Les lieux se succèdent dans la précipitation, au rythme des sabots d’Agro lancés à pleine vitesse. Les plaines succèdent aux falaises escarpées, et les montagnes aux déserts. Et partout sont disséminés des autels sacrés, à l’image de celui qui se trouve à l’entrée du Grand Temple. Ils semblent attester de l’étendue du culte interdit de Dormin. D’une certaine façon, Wander est un archéologue qui explore le passé oublié des Hommes d’autrefois, sans toutefois offrir une quelconque hypothèse, ni même le moindre élément de réponse à nos interrogations. S’il exhume les bâtiments antiques et pénètre dans ces géants de pierre du temps jadis, il nous laisse la peine d’interpréter les découvertes que nous y ferons ensemble. Car chacun de ces lieux recèle un secret qui nous dépasse. Un secret qui va bien au delà de la simple vocation d’arène destinée à un colosse spécifique. Ces lieux nous racontent une histoire que nous avons du mal à entendre tant elle est fragmentaire, mais dont nous pouvons tenter de comprendre quelques bribes venues d’outre-tombe.

Tout d’abord, beaucoup d’indices semblent attester que les Terres que nous arpentons sont des endroits pieux et révérés par une foule de fidèles qui appartenaient au culte de Dormin. Si le Sanctuaire du Culte est bien le point de plus élevé de toute la vallée, il est cependant cerné de Temples gigantesques, qui devaient servir de lieux d’offrande et de recueillement aux différents peuples établis dans les environs. Parmi ceux-ci, je retiens tout particulièrement le Parthénon, où siège désormais Argus, l’Arène, demeure du puissant Gaius, Canossa, où est enfermé l’impressionnant Barba ou encore Le Souterrain, prison du terrible Kuromori. Chacun de ces lieux est immense et laisse imaginer une capacité d’accueil des croyants sans commune mesure. Quant au rôle spécifique que devait jouer chaque temple dans la religion qui entourait Dormin, il reste malheureusement assez cryptique. Néanmoins, la diversité des structures nous permet d’extrapoler autour des ruines, et d’imaginer des pratiques liturgiques différentes selon les endroits du monde (ou selon les époques de l’année). Ainsi, nous pouvons constater que certains temples comme Canossa, la Caverne du Lion (le temple de Celosia) et le Temple du désert devaient servir à procéder à des rituels et à des cérémonies sacrés. S’il est possible que ces cérémonies aient été le lieu de sacrifices, de part la forme des bâtiments, convergeant vers une structure centrale où se tient parfois une sorte d’autel ou de cercle rituel, rien ne l’atteste clairement.

Cependant, d’autres lieux, en particulier le Parthénon, mais aussi l’Arène, le Souterrain et le Sanctuaire (celui de la toute fin du jeu) ont une structure particulière qui en font des lieux propices à l’affrontement. Cela fait instinctivement penser à des arènes de gladiateurs où plusieurs combattants aguerris auraient pu se confronter lors de batailles rituelles à mort, ou se battre contre des bêtes ou des machines féroces ressemblant à de petits colosses. Cela pourrait d’ailleurs être une piste expliquant la taille réduite, à échelle humaine, des robustes Célosia et Cénobia, qui seraient liés par leur nom comme par leur usage liturgique. Mais alors, que faire des autres lieux où nous rencontrons des colosses ? Quel pouvait être l’usage du Lac aux tours spiralaires (Hydrus), du Lac de Poséidon (Pelagia) et du Canyon (Avion) ? Je pense à ce sujet que ces lieux remplissaient autrefois un rôle tout à fait utilitaire, en cela qu’ils sont des lieux de retenue d’eau. Ils auraient pu simplement servir de réserve visant à acheminer le précieux liquide tout autour de la vallée pour les besoins de ses habitants. D’ailleurs, aucun de ces endroits ne me semble particulièrement ouvragé pour accueillir du public. Enfin, au sujet du ou des peuples qui vivaient dans les Terres Interdites, le jeu est assez avare en la matière, puisqu’il ne nous présente que deux lieux ayant rempli respectivement un rôle d’habitation, pour les ruines où se cache Cénobia, et de commémoration des défunts, avec le tumulus géant où se repose Phaedra.


Arrivés au terme de ce premier article d’analyse à propos de Shadow of The Colossus, vous commencez certainement à entrevoir la richesse de ce jeu, et l’importance du monument que nous avons entrepris de gravir ensemble. Après avoir tenté de vous présenter au mieux l’enjeu romantique de Wander et sa pleine conscience de la fatalité qui est la sienne ; après avoir exploré l’Ombre colossale de Dormin et son intérêt particulier dans cette rencontre ; après, enfin, avoir sondé le mystère des étranges structures qui jalonnent les Terres Interdites, rien n’a été dit. Rien n’a été dit, car tout reste à écrire au sujet des mythiques colosses qui peuplent encore les lieux, et qui, chacun à leur façon, sont d’ingénieux puzzles que nous devrons résoudre. Dans un second article à paraître, je détaillerai autant que possible toute la force du level-design de ce jeu fabuleux qui n’a pas fini de vous surprendre !

Commentaires

Une réponse à “Shadow of The Colossus : Wander au pays des Géants, partie 1”

  1. […] le premier épisode de mon analyse de Shadow of the Colossus, j’ai pris le temps de poser le décor avec un soin particulier. J’ai souhaité faire […]

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